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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
date : 23 mars 2012

Raymond Bénévent, philosophe, ancien professeur à l'IUFM d'Alsace/Université de Strasbourg

Destruction de l'Education Nationale : responsables et exécutants, comment vous sentez-vous ?

  •  Mesdames et Messieurs les Inspecteurs de l'Éducation Nationale,
  • et
  • Mesdames et Messieurs les Inspecteurs (aujourd'hui Directeurs) d'Académie (peutêtre ?)
  •  Mesdames et Messieurs les Recteurs d'Académie (sait-on jamais ?),

 

Pour avoir quelque chance d'être lu, permettez-moi de préciser d'emblée que ce courrier n'est pas d'accusation, mais bien plutôt de compassion. Manière de dire que je n'aimerais pas être à votre place dans les moments présents…

Dans les semaines écoulées en effet, sont tombées simultanément, dans toute la France, les décisions de fermetures massives de classes, voire d'écoles, et les notifications de suppression de postes en Réseaux d'Aide Spécialisée pour les Elèves en Difficulté (RASED), voire de RASED tout entiers.

Ainsi s'achève le démantèlement complet du seul dispositif qui permettait aux enfants ne parvenant pas à s'intégrer dans l'univers scolaire de retrouver quelque chance d'y accéder. Je pourrais développer ici la méprise – ou la supercherie – qui consiste à essayer de faire croire que ce dispositif pouvait être avantageusement remplacé par une « aide personnalisée » dont le présupposé est que les difficultés scolaires sont avant tout d'ordre cognitif ou méthodologique, et que, à part quelques cas qu'il faudra médicaliser (s'ils sont petits) ou judiciariser (s'ils sont adolescents) il n'y aurait à accompagner que des enfants ayant intégré le métier d'élèves mais y rencontrant des difficultés. Déni massif de la réalité, aveugle au sort de ceux pour qui l'univers scolaire signifie tellement peu qu'il est inexistant, ceux qui ne peuvent trouver l'entrée d'un édifice qui n'a pour eux aucune réalité, ceux-là qui sont massivement les « clients » des Rased. Bref, le nouveau dispositif, s'il peut servir à quelques-uns, déjà élèves mais empêchés, n'est pour les autres même pas un « emplâtre sur une jambe de bois », mais un « emplâtre à côté de la jambe de bois ! » J'ai travaillé, en philosophe, les tenants et aboutissants de cette méprise, mais ce n'est pas là ce qui me mobilise aujourd'hui. C'est quelque chose de beaucoup plus simple, et cependant dramatique.

Qui a été chargé de décider les fermetures de classe et de les annoncer ? Des « Commissions » diverses, au niveau académique ou départemental, protégées par leur effet d'anonymat collectif. Mais qui a dû informer, pour les personnels des RASED, maîtres E (enseignants spécialisé chargés de l'aide à dominante pédagogique) et maîtres G (enseignants spécialisés chargés de l'aide à dominante rééducative) de la suppression de leur poste, voire de l'intégralité de leur réseau, après avoir dû choisir les condamnés ? Dans la plupart des cas, vous-mêmes, Inspecteurs de l'Education Nationale de leur circonscription.

Or face à vous, la plupart des enseignants spécialisés concernés ont vécu une triple sidération :

1 – Celle de voir tenus pour rien leur compétence, leur engagement, l'itinéraire de toute une vie professionnelle.

2 – Celle de réaliser que rien décidément ne semble pouvoir arrêter une entreprise de destruction systématique emportée par sa propre folie, que rien ni personne, enseignant, parent ou élu n'est désormais capable de tenir en respect.

3 - Mais celle surtout de se voir annoncer leur propre annulation et celle de tout un dispositif par des Inspecteurs, assez souvent anciens collègues qui, pour la plupart, désapprouvaient ce qu'ils étaient chargés d'annoncer.

Et si quelques-uns ont exécuté la consigne sans troubles apparents, il n'en a pas été de même pour tous :

- certains d'entre vous ont laissé apparaître leur trouble et même une certaine détresse, finissant par s'abîmer dans une demande muette d'être soutenus par ceux-là même qui allaient être décapités !

- d'autres s'en sont sortis en se « déshabitant », en se clivant, en renonçant à leur propre parole de sujets pour n'être que les « ventriloques » glacés de la parole officielle.

- d'autres parmi vous que l'on connaissait humains, amicaux, mais surtout habités par une vraie foi en l'école républicaine, ont joué le cynisme : « Bien sûr, vous perdez votre poste, mais vous n'avez rien à craindre : vous restez fonctionnaires, et c'est bien cela qui compte pour vous, n'est-ce pas ? »

- d'autres enfin ont viré aux manoeuvres de type pervers, utilisant d'anciens témoignages de découragement pour les retourner contre les auteurs. À un ancien Maître E privé de son poste : « Vous m'aviez bien dit il y a 2 ans que vous étiez prêts à sortir de l'Enseignement spécialisé, que vous pensiez sans avenir. Alors voilà, j'ai pensé à vous ! »

Ce sont la violence et le potentiel de destruction portés surtout par les deux dernières attitudes qui ont sidéré vos interlocuteurs : vous étiez pour eux méconnaissables !

Êtes-vous pour autant des salauds, des traîtres, des arrivistes ? Non, simplement des hommes et des femmes parmi d'autres qui, soumis au piège de la double contrainte, ne peuvent que se briser, se cliver, ériger tout l'édifice des dispositifs de défense, y compris les plus destructeurs pour autrui, le cynisme et la perversion, pour tenter d'éloigner d'eux des dilemmes insoutenables.

À quel prix pour les autres, mais aussi pour vous ? Se remet-on jamais d'avoir cédé sur sa foi, sur son éthique, professionnelle voire personnelle ? Bref, les dispositions actuelles détruisent non seulement les enfants, les parents, les enseignants, mais aussi les responsables que vous êtes. Peut-être avez-vous été séduits un moment par la rhétorique présidentielle qui voulait que la preuve d'une juste réforme était qu'elle fasse mal ? Peut-être vous êtes-vous perçus, en toute bonne conscience, comme les chevaliers d'un vrai renouveau ? Lorsqu'un régime utilise la confiance que nous lui faisons pour exiger notre acquiescement aux dommages qu'il nous fait, il ne mérite qu'un nom : lequel, d'après vous ?

Depuis Socrate au moins et l'obéissance à son « démon » contre les dérives de la Cité, fussent-elles couvertes par les lois, il existe quelque chose qui se nomme objection de conscience. Vous qui êtes comme tout un chacun victimes de dispositions perverses et destructrices, accepterez-vous d'y être en outre des bourreaux, fût-ce par délégation ?

Vous êtes à une place stratégique dans les rapports entre élèves, parents, enseignants d'une part, autorités étatiques de l'autre. Une révolte collective de votre part pèserait d'un poids considérable pour redonner un espoir à chacun, et un avenir à tous dans la défense de l'école de la République. Et vous y retrouveriez votre honneur, qu'on a tenté de vous faire perdre.




3 commentaires

le 29 mars 2012, à 15:55
Monsieur bravo. On n'ose pas croire en effet avoir en face de nous, (au dessus d'eux), des personnes convaincues du bien fondé de leurs décisions lorsqu'elles suppriment tous les "postes g" par exemple comme en Haute-Savoie...
Parce qu'on croit en l'homme, malgré les années difficiles qui passent...
www.adeppr.org

MÉROTH FRANCOIS

le 29 mars 2012, à 19:04
Je comprends tout à fait qu'on s'interroge sur la psychologie des responsables dans le contexte actuel. Comment font-ils pour assumer ce qu'on leur demande tout en pouvant continuer à se regarder dans la glace ? L'expérience personnelle que j'ai de la chose (IA-DSDEN en retraite) c'est que la grande majorité des responsables éprouvent au minimum une gêne par rapport à ce qu'on leur demande. Chacun gère cela comme il peut. A cet égard, la typologie qui est avancée dans ce texte n'est pas à côté de la plaque. Mais nous faisons quand même le travail. C'est que, dans ce pays, qui est une République, la légitimité revient au Politique. L'administratif lui est subordonné. Il est bien qu'il en soit ainsi. Un haut fonctionnaire peut donc avoir à servir des gouvernements de droite, puis d'autres de gauche, et ainsi de suite. Quoi qu'il en soit du Politique, il se doit de demeurer un représentant loyal de son Ministre et de son Recteur.
Ce qui fait que le malaise se trouve très fortement accru depuis 2007, c'est sans doute que les coupes budgétaires sont faites selon une logique financière aveugle, mais aussi que - au plus haut niveau de l'administration et de l'Etat - le mépris pour tout ce qui a trait, de près ou de loin, avec le savoir, la culture, l'intelligence, ou bien encore le professionnalisme enseignant, est devenu "pyramidal". Les deux aspects s'entretiennent mutuellement, d'ailleurs. Comment expliquer autrement l'indifférence totale à la souffrance psychologique infligée aux collègues des RASED ?
Les mêmes Recteurs et IA, qui cassent aujourd'hui, pourront reconstruire demain si le Politique en décide ainsi. Ceux d'entre eux qui auront su faire le partage entre loyauté et servilité seront sans doute un petit peu plus crédibles.

Daniel Amédro

le 01 avril 2012, à 06:52

Il est malheureusement à craindre que la contribution des cadres de l'éducation nationale au démantèlement des RASED ne se fonde sur une intime conviction du bien fondé de cette politique. D'ailleurs, les inspecteurs ne semblent pas particulièrement renâcler à prêcher la parole officielle. Du moins ne le montrent-ils pas.
Ainsi n'entendons-nous que des éloges sur le livret de compétences, et des incitations à activer la mise en place de ce système d'évaluation de connaissances fragmentées et désunies qui n'a d'autre objet que de ne plus avoir de lecture objective du niveau des élèves.
Ancien praticien de l'Education nationale, j'ai vu s'affaiblir au fil des ans le rôle de nos Inspecteurs
Alors qu'ils étaient des référents pédagogiques aux valeurs affirmées, ils ne sont plus de simples courroies de transmission, au garde à vous devant l'IA – pardons, il faut dire à présent Directeur des services départementaux, signe de la fusion de l'éducation dans un fonctionnement administratif lambda – eux-mêmes comptables devant les instances supérieures de l'atteinte des objectifs chiffrés auxquels ils sont astreints (comme dans la police).
Il faut avoir vécu en réunion de rentrée des personnels de direction la fastidieuse présentation "PowerPoint" – longue litanie chiffrée - des résultats au brevet et bac avec mesure des écarts entre les attentes académiques et les objectifs atteints pour s'en convaincre.
Alors, sauf à vouloir sombrer dans l'abattement le plus total, il ne reste plus qu'à nos chers inspecteurs qu'à se convaincre de l'inutilité des RASED.La lecture de certaines statistiques bien pensées qui mettent en regard l'augmentation des moyens et l'évolution de la difficulté scolaire ne tardent pas à transformer leurs doutes en certitudes, et à les conforter dans leur mission salvatrice des deniers de l'état.
Il est donc à craindre que les états d'âme évoqués – ou le malaise – ne proviennent plus de l'acrobatique exercice de style lié à la nécessité de décrier qu'ils autrefois louaient, que des inquiétudes sur l'avenir de nos apprenants, en particulier ceux en difficulté pour lesquels la Charte de l'école du XXIème siècle de Monsieur Allègre nous disait déjà que "L'organisation du temps scolaire doit permettre de trouver les formes pour exercer ce recours par un soutien spécifique (aide à l'étude, aide au travail personnel).
Donc sans RASED...

Claude Boutry