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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
date : 2008

 

« C'est quand même pas sauvage de parler vivant ! »

Phrase de Dounia 14 ans arrêtée dans les escaliers de l'école pour ses cris et ses you you stridents alors que des classes sont en cours… 

« Sauvage » lui a dit une enseignante…

D'autres que Dounia ont fait pire : jeté 3 kilos de spaghettis crus dans leur classe, vidé un extincteur dans la cage d'escalier, menacé une autre élève avec un couteau, craché sur le sac d'une enseignante, lancé des classeurs à travers toute la classe, insulté des jeunes d'ailleurs, lors d'une visite d'exposition

« Troubles de la conduite », serait-ce le nom de leurs actes ?

A l'école secondaire, ces agissements s'appellent « comportement ».

« N'est pas scolaire, n'a pas le comportement qui convient pour l'enseignement général, n'est pas scolarisable… » sont des mots qui se disent

Et, trop souvent, à tel comportement, correspond telle réponse de l'institution : « tu fais ça, on te fait ça… » En général, punitions, exclusions, réorientations y compris vers l'enseignement spécialisé

« Com-portement »…Ils portent avec eux quelque chose ces jeunes…mais souvent, dans les écoles, les moyens et le temps ne sont pas pris pour voir que faire de leurs bagages, où les poser, comment en tirer parti. Alors, action-réaction…Courts circuits…qui se voudraient peut-être encore plus courts avec les dépistages précoces, les mesures et les traitements adaptés… ?

 

Dans cette petite école secondaire de Molenbeek, j'ai appris, autre chose. Pas toute seule. Avec Dounia, Rosa, Nicole et les autres, et les leurs et les miens…

Avec la CGé, un mouvement socio-pédagogique, avec la pédagogie institutionnelle, Fernand Oury, Francis Imbert et puis, tout à fait surprise, avec une institution pour enfants psychotiques, l'Antenne 110, avec la Pratique à Plusieurs…Je me suis trouvée peu à peu reliée à tout un réseau, avec Cien à Bruxelles, à Paris, à Nancy, à Bordeaux, avec SOS insegnanti à Pise, avec un groupe d'Ascoli, avec un Lycée à Milan…emmenant Dounia, Anissa, Hanane, Erik et tous les autres… et nos inventions… rencontrant d'autres inventions… toutes en longs circuits, avec enseignants, parents, psys… Je me suis trouvée complètement étonnée des invitations et rencontres porteuses de ce quelque chose de fort que je ne sais comment nommer autrement que …une cause…qui se manifeste, elle aussi en Europe (pas seulement la tendance à la standardisation des pratiques comportementalistes) qui se manifeste pour dire un NON à la mesure, pour dire un OUI inconditionnel à des sujets souvent sans place, pour leur offrir les plus belles des chaises. Et c'est à plusieurs, à beaucoup même finalement… que nous sommes dans autre chose que dans les courts circuits, les standards et les mesures.

Dans les longs circuits construits avec mes élèves, j'ai pu capter des détresses personnelles et sociales fortes… Humiliations, injustices, inégalités, exclusions, relégations, ségrégations, hontes vécues à l'école et dans la ville…souvent sans mots. A se demander d'ailleurs comment il se fait que leurs comportements ne soient pas pires à l'école…au vu des écrasements nombreux.

Je n'ai pas joué les thérapeutes, j'ai tenté d'inventer ce qui permettrait à ces jeunes de trouver ou retrouver du désir d'apprendre, de s'inscrire là quelque part dans le groupe,

Plutôt que de faire entrer dans les normes et les rangs ou d'exclure, j'ai cherché via quels dispositifs à fabriquer de l'exception e t trouver pour chacun où accrocher ses modalités propres, nourrie en cela de tout ce réseau qui me tient dans ses précieux fils

Des morceaux d'écoute font partie du dispositif… Savoir ne pas savoir … ne pas poser ses étiquettes sur les comportements… J'ai entendu dire :

« On a fait n'importe quoi avec nous quand on était petits et maintenant on n'a qu'une idée : faire peur aux profs » ; «  Ils n'ont qu'à pas insulter mes parents »... «  C'est le couteau de mon frère. On l'a tué dans un parc. Je dois me défendre avec son couteau. »... « Pourquoi ce prof nous prend pour des débiles ? Elle dit en cuisine, « Vous pouvez couper vos spaghettis en petits morceaux… je le fais aussi avec mes petits enfants. » Ben voilà… elle les a ses spaghettis à la con… »

Ce genre de paroles d'élèves entourant certains de leurs gestes inacceptables, disent quelque chose de fort, quelque chose d'autre qu'un comportement déviant inné qui aurait dû être repéré à 3 ans, corrigé, barré et hop, tranquille…l'école, la société protégés, l'ordre maintenu, la sécurité assurée

Non. Ils sont dans une écolère … (Colère… est devenue écolère ici dans les lapsus de frappe sur clavier !!), une colère juste mais qu'on n'entend pas… parfois bien obligés d'y aller de plus en plus fort pour que … « au moins un » entende quelque chose… « Madame, si on reste sages ils vont continuer à nous taper dessus » disait aussi Dounia.

Il n'est pas question de fermer les yeux sur des agissements inacceptables, sur des comportements dangereux, mais il est question de les prendre en compte…de prendre en compte le sujet qui est là… Même de transformer les impasses en tremplins, en s'appuyant et sur ce qui fait souffrance et sur ce qui fait désir… Comment restaurer par exemple des parents souvent destitués ? Pas avec des discours compatissants mais en leur faisant place… Ils étaient devenus fiers et combatifs les élèves qui venaient raconter l'histoire de l'immigration marocaine, turque, italienne, en s'appuyant sur des interviews faites auprès de leurs parents. Et plus fiers encore quand une historienne prof d'université, leur a écrit.

Tout autre chose donc que de chercher comment toujours mieux normaliser, faire la liste des comportements qui conviendraient pour apprendre.

Avec les adolescents blessés que j'ai connus, il a souvent été question d'imaginer ce genre de situations de production qui permettent de nous mobiliser fortement, eux et moi  : telle correspondance avec des jeunes d'ailleurs, telle recherche sur des terroristes, telle enquête sur le logement, telle écriture avec un rappeur, avec un écrivain…objets de culture et d'apprentissages pour lesquels on s'investit, autour desquels se prennent des responsabilités, plus encore quand des produits finis sont destinés à l'extérieur de la classe. Mais aussi telle action collective pour avoir plus de prise sur le lieu école et l'occasion d'apprendre les rouages institutionnels, d'imaginer des stratégies pour prendre et partager du pouvoir…

La mise en place décidée, de toutes sortes de lieux de parole réguliers et aux fonctions diverses aide à faire circuler ce courant de travail…à éveiller du goût…, à prendre une place, sa place…

C'est, entre autres, la pratique de la pédagogie institutionnelle qui consolide… On se fait passeurs des hypothèses de Fernand Oury, de Jacques Lacan … avec les 4 L des « lieux, limites, lois, langage », avec l'implication de chacun dans sa parole, avec le désir qui est du côté de la loi…pas le seul bon plaisir, caprice de l'enseignant ou de qui que ce soit… Il ne s'agit pas, dans ces lieux de parole, d'expression à tout prix ou de communication à la mode Il s'agit d'une organisation, d'une structuration du tissu social, qui permette de prendre la parole. Ce n'est pas rien. C'est la possibilité d'une parole vive, d'une parole prise et d'une parole donnée. C'est une parole qui permet une prise de place dans toute l'organisation institutionnelle de la classe, dans tout un montage, avec ses métiers, son conseil, ses textes libres, ses « Quoi de neuf », ses «  Ca va/ça va pas… » . Ce n'est pas rien quand Hanane peut dire en toute sécurité «  Je ne suis pas d'accord » quand Karima, prise avant cela dans le racket chez les petits, vient au Conseil avec un «  Moi aussi » pour tenter de prendre une place de responsable.  Autant de désir arrimé dans le désir de l'autre, et entre autre de l'enseignant. J'ai remarqué comment des jeunes s‘y risquent, comment ils osent se mettre au travail, jouir d'un statut nouveau, eux qui ne faisaient rien sinon du grabuge, quand eux et les savoirs étaient tenus en laisse…

La prise de parole dans ces lieux institués n'a pourtant rien de magique…

Arriver pour Dounia, à dire qu'elle sera responsable des affiches aux murs pendant 15 jours, pour Brandon à présider un Conseil sans insulter…cela demande des semaines parfois

Arriver à l'audace d'une parole qui situe le sujet, son travail, ses liens avec les autres, prend du temps…Et les institutions (lieux, temps, lois, métiers) servent de filets.

Des effets nouveaux peuvent devenir visibles : des images de soi se restaurent, des jeunes se mettent à oser apprendre, à oser tisser de la confiance

Une petite fleur tirée de ces champs occupés à s'amplifier et qui peuvent faire tessiture :

«  Va te faire foutre enculé de ta mère » disait la même Dounia, 14 ans à l'enseignante qui l'appelait « sauvage »… Et en fin d'année : «  Quand on me cherche, je leur dis en souriant : «  Excusez nous de vivre ! »

 

Noëlle De Smet

 

 




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