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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
auteur : G. Mangel
date : 12 octobre 2010

Épilogue


Lorsqu'en novembre 1982, je suis informé par le ministère de ma mise à la disposition de l'association MPI/CEPI, je quitte à la fois un établissement dans lequel je laisse un espoir de travail auquel j'ai participé de toutes mes forces pendant 7 ans, et une équipe qui devra se donner les moyens d'appliquer un "beau texte"... Pendant un an, je continuerai de participer régulièrement aux réunions de l'équipe. Par la suite, j'y serai invité de temps à autre en vertu des compétences que je suis censé avoir acquises au cours de cette aventure et aussi à cause des fonctions de Délégué National d'une association qui avait un peu contribué à la mise en place du projet de fonctionne ment de l'établissement. Je terminerai ce récit en reproduisant ci-après la lettre ouverte à mes collègues que j'ai affichée en salle des professeurs après mon départ : elle donne une dernière fois le ton de ce sur quoi repose l'édification d'un tel projet et du travail coopératif dans des conditions particulièrement difficiles.

LETTRE OUVERTE A MES COLLÈGUES

Faute d'avoir pu j'avais le sifflet coupé, ce qui est un comble pour le pédagogue ! vous tenir lors de cette petite cérémonie d'au revoir le discours qui s'imposait, j'userai du stylo, puisque c'est l'instrument dont votre cadeau d'adieu témoignait qu'il est mon arme favorite. Un geste n'est jamais perdu : merci de ce cadeau qui m'encourage, chacun en a besoin, dans une voie où se lancer est à la fois nécessaire, vital, mais aussi très risqué : écrire. Car "les paroles passent mais les écrits restent". Pour un peu, je glisserais vers le sérieux avec ce truc !

J'aurais voulu vous dire à tous combien ces sept années à W. m'avaient apporté, m'avaient permis d'apprendre. Car c'est la seule chose vraiment intéressante. Autant dire qu'enseigner est complètement à l'inverse : si je n'a vais pas appris, je serais devenu carrément con (encore

plus) ou alors fou. Ce qui n'est pas pareil. Opposé même : beaucoup s'en faut que les fous soient cons. J'ose utiliser un terme aussi trivial parce qu'il y en a peu qui conservent la force expressive de celui-là. En gros, confronté à la mort, au raz de marée des misères, aux impuissances, aux violences ordinaires de ce que certains appellent le "quart-monde", les deux solutions simples sont à mon avis (et c'est vrai aussi pour l'école) :

1. LE REPLI SUR SOI, les valeurs "sûres", la piedauculthérapie, le s'avoir, la "morale" (dictée questions !), la propriété, la propreté, la tranquillité, la télé, le bricolage, la BULLE dans tous les sens du terme, protégée par quelques certitudes à propos de la discipline, du niveau qui baisse, de la belle langue écrite dans les livres par des auteurs qui sont morts depuis longtemps, des bons comptes établis d'ailleurs par des spécialistes payés pour, et du bon ordre : celui qui supprime l'angoisse par tous les moyens. Voilà : ça, pour moi, c'est la connerie.

2. L'éclatante FUITE vers les hauts lieux de l'imaginaire et de l'absurde érigé en clé : si les lois comportent tant d'exceptions, alors, rien n'a de sens, pas même ce que je fais. Et tout devient équivalent, identique, plus rien n'arrête la folie : décroché, débranché ! N'importe quoi devient l'argument décisif du moment et se met au service des états d'âme. Seule peut subsister une structure inerte qui prémunit encore contre les effets centrifuges et vertigineux de ce processus : la hiérarchie de pouvoir, la sécurité sociale, les murs, les portes, les sonneries... Tout ça tend vers la folie.

Par penchant, j'étais plutôt tenté par la solution 2. Si j'y ai échappé (?), c'est grâce à des rencontres, à des paroles personnelles, à des signes ténus, pointillés de chaleur, parfois agréables, parfois insupportables, selon l'émetteur. C'est grâce aussi à des groupes, à des réseaux, confrontés au problème de la pratique impossible : la relation pédagogique. Si je dis impossible, c'est parce qu'on n'y arrive jamais tout à fait.

Ce que j'ai tenté, ce que je tâche encore d'échafauder, la meilleure expression qui s'y applique serait UN CHÂTEAU DE CARTES. J'ai voulu quitter le domaine des CHÂTEAUX EN ESPAGNE qui sont trop souvent l'alibi des inactifs pour faire. Faire d'abord le compte de mes cartes : ma formation, mon savoir, ma place, etc... et proposer ensuite à d'autres de "jouer" dans une aventure qui a duré sept ans et qui va se poursuivre sous une autre forme. Cette aventure, c'était la construction précaire, sans cesse à refaire, mais aussi chatoyante d'imprévus, passionnante (attention : la passion, c'est pas la joie : j'en connais qui en sont morts !), la construction disais-je d'un bidule où les car tes de chacun puissent se poser, s'insérer sans se recouvrir. Celles des élèves, celles des collègues, celles des chefs (à bas la cheftise !), celles des parents, bref, toutes les cartes étaient nécessaires à une telle construction. Et pour que ça tienne, il n'y a pas de recette, mais il y a la RÈGLE, ce qui fait que ça ne reste pas à plat : règle d'équilibre, de doigté, d'audace, d'écoute, d'observation... Il y a aussi l'art de tenir compte du vent, de la lune, des soupirs, des sourires, et même des bruits incongrus produits par chacun à son corps défendant... Voilà ce que j'ai appris, voilà ce que je voulais vous dire au moins une fois sans rigoler.

Au centre de tout ça, ("ça" peut être le collège, mais aussi tout crûment ça) dans le contexte, il y a les élèves, ou plus exactement chaque élève, complètement différent de son voisin, complètement ailleurs, parfois telle ment ailleurs qu'il se barre ou se fait barrer par les gros sabots que chacun ne manque pas de chausser dès qu'un brin d'angoisse se pointe... Et garder ça au centre, centrer le sujet, ça ne veut pas dire devenir soi-même fétu de paille dans l'ouragan des incongruités qui jaillissent dès qu'on ouvre le robinet de leur de nos désirs(32). Empiler les cartes pour que chacun puisse s'y repérer, puisse poser la sienne sans masquer ou sans déchirer celle du voisin. Voilà en résumé ce que j'ai essayé de faire et que je vais tenter maintenant ailleurs. Bonne année à toutes et à tous.

Gilbert MANGEL




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