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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
date : 23 juin 2015
mots-clés : reprendre

La PI dans une cour de récréation de collège ? Il en question en effet mais l'essentiel se joue sans doute dans la reprise de l'événement (texte publié dans la revue TRACeS de ChanGements n°214, voir  http://changement-egalite.be).

Je craque... mais je me reprends

 

Je suis un ancien de la PI, comme on dit. Mais le monde se réinvente chaque matin. Petite histoire vraie dans un collège réputé difficile, situé en zone violence, dans une banlieue lointaine. Je suis directeur de la partie formation professionnelle du collège, réservée à certains élèves.

 

Jeudi 15 juin 20…

 

Récréation. Je me promène. J'aime bien ce moment qui n'est plus seulement de surveillance mais qui peut être de présence. Être là. Il peut y avoir des rencontres. Il va y  en avoir une.
La trousse d'une fille est lancée et s'ouvre, déversant son contenu.

Des garçons se précipitent pour prendre qui les ciseaux, qui la gomme. Le jeu est connu, l'agression n'est pas anodine. La fille ne reverra sans doute rien de son matériel ou très peu. Il est déjà trop tard. Désarroi.
J'en remarque un qui ramasse un stylo. Je le connais de vue cet élève et il me connaît également. On s'est déjà croisé dans les rangs, quand la classe attend un professeur ou dans les couloirs quand je fais des remarques aux élèves, à des groupes, quand la conversation s'engage. Mais son nom ne me revient pas. Je vais vers lui et lui demande le stylo. Il me regarde, balance le stylo par derrière et me crie qu'il n'a rien et pourquoi je lui demande à lui et qu'il n'y a pas que lui…

Je craque et je me mets également à crier en lui disant que je l'ai vu et qu'il n'a pas à me parler sur ce ton et je pointe le doigt vers lui, touchant son épaule plusieurs fois.

 « Et pourquoi vous me touchez, vous n'avez pas le droit » me renvoie-t-il immédiatement.

Beau début de crise, comme quoi, même avec 10 000 ans d'expérience, je peux encore me faire piéger. Makarenko[1] et sa rixe avec l'élève Zadorov, traverse mon esprit. Fort de cet illustre prédécesseur, le sol pédagogique pouvait continuer à s'effondrer sous moi.

J'emmène l'élève chez les surveillants. Il me suit. Il n'y a personne. J'ouvre la porte avec mes clés. Nous entrons dans le bureau. J'éclate :

« Je ne suis pas une gentille petite surveillante (sic) que l'on peut entourlouper ; alors les élèves peuvent tout se permettre, piquer dans les trousses… C'est quoi ce cinéma que vous avez fait dehors, devant tout le monde alors que vous l'avez pris le stylo ?… »

Il ne dit rien. Je lui demande son carnet de liaison et là… il ouvre son sac et me le donne.

J'aurais pu essuyer un refus.

Je lui dis que je suis trop énervé et que je ne peux pas m'occuper de cela maintenant.

Je le renvoie, lui annonçant des suites.

Je suis au bord de l'apoplexie, presque.

Ça a été violent.

 

Scénario pour un entretien

Après la récréation, je parle avec les surveillants. J'apprends que c'est l'élève qui… et puis qui…. Je fais le lien et je le connais bien,  en effet, Yucel Gusol, pour en avoir entendu parler, entre autre à la réunion du lundi, pour avoir réfléchi avec l'équipe sur les possibilités d'action.

Comment sortir de la crise maintenant ? Il est tellement pris dans des tas d'histoires que ça ne fait qu'en ajouter une. Une punition ? Il en a déjà qui courent et nous sommes le 15 juin. Un discours moral ? Le combientième ce mois-ci ?

Affida elle aussi ne sait trop quoi dire. Affida, quelqu'un d'essentiel dans ce bureau, calme, positive et capable de ramener de l'apaisement dans les crises violentes. Plus âgée que les autres surveillants, venue d'Algérie avec un bagage universitaire non reconnu ici, elle reprend des études.

Parler avec Affida me calme.

Nous décidons qu'elle ira le chercher à 16h, l'amènera dans mon bureau et qu'elle restera. Nous discuterons comme on l'a déjà fait et je lui annonce : « Cette fois-ci, c'est moi qui lance l'affaire, vous me suivez ? ». Elle est d'accord  parce qu'elle connaît cette pratique que nous avons élaborée au fil du temps en analysant des situations difficiles rencontrées : la mise en scène d'un discours mené par l'un d'entre nous et auquel l'autre s'adapte en renforçant ce qui est dit, relançant par des interrogations le dialogue mené devant l'élève présent. Il faut être complices et avoir une certaine confiance réciproque pour improviser ainsi.

Toute la journée pour mettre à distance.

 

A nous deux ? Non, une parole à trois


Quand je reçois Yucel Gusol, j'invite Affida à rester. J'ai quelque chose à lui dire « à propos de ce garçon de 4e, vous vous souvenez, celui qui ne voulait pas reconnaître qu'il avait pris le marteau en atelier… »

Je vais lui parler, à elle, de ce garçon, étrangement proche de celui présent là dans le bureau.

Cette histoire vraie est présentée sous ses bons côtés et puis, elle se termine bien. Affida complice intervient : « Ah oui ce garçon, il a des qualités. Il est insupportable mais il est plein de richesse au fond de lui, je me souviens une fois… » Et de raconter une petite histoire.

« C'est vrai qu'il a de la richesse mais il est tellement pris dans ses problèmes ! Est-ce qu'il pourrait changer, un garçon comme cela ? »

Nous parlons ainsi et cela va durer finalement une vingtaine de minutes.

Assis derrière le bureau, mon regard se porte parfois vers l'élève présent, et en parlant, je l'associe à la conversation, aux interrogations.

A la fin, je me tourne vers lui : « Alors, je me suis bien énervé ce matin. C'était une belle colère hein », que je dis, en regardant mes deux interlocuteurs. « Oh là là, il m'a trop énervé ce garçon. Qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? »

Après deux ou trois échanges avec Affida, je redonne à Yucel Gusol son carnet et le renvoie en lui indiquant que je n'ai rien écrit dessus.

Au moment où il va franchir la porte, d'une façon un peu décalée, alors qu'il nous tourne le dos, il dit très distinctement « Merci ». Je ne l'attendais pas. Je pensais qu'il allait partir sans demander son reste et je n'aurais rien dit.

Ce merci parait même incongru, tombé là on ne sait trop pourquoi. Peut-être parce que c'est un garçon poli finalement. Peut-être.

 

Vous avez dit Merci ?

 

Un des élèves les plus terribles du collège, qui est resté là, sans rien dire pendant 20 minutes et qui ne prononce qu'une parole, merci, en s'en allant. Merci pour quoi ? Pour ne pas l'avoir puni ? Pour ne pas avoir surchargé son actualité déjà très compliquée ? Pour lui avoir raconté une belle histoire ? C'est peut-être cela, il doit aimer les histoires. Va savoir…

Affida est contente du moment.  « C'était bien » dit-elle, c'est à dire sans doute assez juste.

Les présentations sont maintenant faites, le travail va pouvoir continuer. Il avait commencé bien avant, dans les échanges involontaires de toute l'année. La prochaine fois que je croiserai Yucel dans les couloirs ou dans la cour, il y aura toute cette histoire entre nous et je lui dirai « bonjour ».

Ce n'est rien, peut-être pas.

 

Points de suspension

 

Dans ce récit, le moment de la reprise apparait essentiel.  La présence d'Affida casse le face à face et l'histoire racontée ajoute une deuxième médiation, ouvrant sur une dimension métaphorique. Quelque chose de la PI se cache sans doute dans ces différentes strates.

Dans cette situation singulière,  je ne cherche pas, par mon autorité statutaire, à obtenir de l'élève une attitude conforme et soumise ni des regrets définitifs qui me permettraient sans doute de sortir la tête haute, le devoir éducatif bien accompli, mais qui pourraient n'être qu'un comportement de façade de la part du détrousseur.

En n'abandonnant pas l'élève au bord du chemin, dans son mensonge, sa violence et l'image où tout cela l'enferme, je fais le pari qu'il peut bouger de sa position initiale et que quelque chose d'autre que la soumission et l'humiliation peut s'inscrire en lui. Mais tout ceci m'échappe et une autre dimension de la PI apparaît, la prise en compte de l'opacité de l'autre, l'acceptation que je ne peux pas tout comprendre. Ce parti pris réactualise une position de base en PI : c'est le dispositif qui opère, l'institution mise en place localement et investie.

La fonction accueil que nous partageons Affida et moi, trouve à s'investir ici dans un dispositif de parole reflet d'une éthique en actes. Dans le désespoir de sa dérive, retrouver l'humain, tout simplement, et lui témoigner considération et respect, en lui montrant qu'il n'est pas réduit à son acte.

Cheminer ainsi entre les images que Yucel Gusol projette sur moi d'une part, la dimension éducative de mon métier et ma position de directeur d'autre part, bref distinguer le rôle, la fonction et le statut comme nous y invite si souvent Jean Oury[2].

Et puis, avoir le souci de transformer ma propre colère en petite monnaie car je ne suis pas, moi non plus, que dans cette colère[3].



[1] C'est au début de son Poème pédagogique que Makarenko évoque cette bagarre avec Zadorov. « Et soudain le sol pédagogique s'effondra sous moi dans un fracas de tonnerre » est lié à une autre scène  plus avant dans son texte.

[2] Par exemple Jean Oury, Itinéraires de formation in Ecritures, Marie-Christine Hiebel-Barat, éditions Le Pli, Orléans, 2003, p119.

[3] Merci à Anne Hovart pour sa relecture attentive de cet article.




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